Chronique littéraire : Confidences du chauffeur du ministre
… Nouvelles du Maroc. Nouvelles si tristes que j’ai sollicité de mon patron le ministre d’Etat (sous des alibis préfabriqués), quelques heures de repos (ces quelques heures deviendront au fur et à mesure des jours d’angoisse…). Il s’agit du reportage télévisé en direct au sujet de Rayan, cet enfant marocain de cinq ans tombé par hasard dans un trou mal aménagé dans un quartier marginal d’une bourgade marocaine. Nous voici, sept milliards de terriens suspendus à l’aventure héroïque des sauveteurs marocains au secours du petit Rayan.
Sept milliards de terriens dont ma femme et moi, accrochés à l’écran de notre télévision depuis cinq jours, sans manger ni boire. Loin des souks-ligablos, loin des mosquées, loin des boudoirs et des séances de thé-chaï. Nous aussi, ma femme et moi ici, nous sommes, comme là-bas dans la bourgade du Maroc, autour du puits de malédiction, en train d’encourager par nos bravos et nos prières, les valeureux sauveteurs ; ces derniers non plus n’ont pas mangé depuis cinq jours, et ne réclament rien à personne.
Il y a là, parmi des sauveteurs, des pompiers aguerris, mais aussi des résidents volontaires et bénévoles. Ils ont tout tenté, jusqu’à faire descendre un pompier en catastrophe, après avoir ouvert une brèche parallèle sur 35 mètres de profondeur. La tentative a échoué, mais, maigre consolation, le pompier a pu arracher, de loin, un soupir à l’enfant infortuné. Les caméras des sauveteurs ont pu montrer comment au même moment, l’enfant tendait les bras, comme dans une supplication de dernier espoir. Le pompier volontaire est sorti du trou, les larmes aux yeux. Tout cela a suscité une émotion générale non seulement des résidents autour du trou, mais des sept milliards de témoins à travers le monde.
… Zoom sur la mère de l’enfant, les bras levés vers le Ciel en train d’implorer le Dieu de miséricorde, le Dieu des enfants, le Dieu de Rayan. Ma femme, à côté de moi, est inconsolable, et accompagne de ses prières ardentes la mère éplorée. Du coup, c’est comme si l’écran de télé avait disparu : nous sommes ici, plus près que jamais de la tragédie. Sept milliards d’esprits, sept milliards d’énergies concentrés sur le seul salut de l’enfant innocent. Les sauveteurs tentent une dernière manœuvre : un trou parallèle, puis une tranchée transversale pour rejoindre l’enfant épuisé.
L’enfant est enfin tiré du puits. Mais l’enfant est mort d’étouffement. Désarroi des sept milliards de témoins. Deuil général, loin de tous les CAN-Foot au Cameroun, loin de tous les Jeux d’Hiver en Chine, loin de tous les coups d’Etat en Afrique, loin des cuiteurs et des ambianceurs d’ici. Ma femme pousse un cri de douleur et de révolte à l’adresse du Dieu des enfants innocents : «Dieu des enfants innocents, où es-tu? Dieu de Rayan, où te caches-tu ? »
Moi, je m’engouffre dans la nuit pluvieuse. Pour cacher mes larmes de tristesse…
YOKA Lye
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